Filles, lorettes et courtisanes
Filles, lorettes et courtisanes : « [J]e préviens ceux qui voudront bien perdre leur temps à lire les pages suivantes qu’elles ne sont point écrites pour les demoiselles qui sortent du couvent. » Ce clin d’œil complice, adressé à un lecteur avant tout masculin, donne d’emblée le ton de ce petit livre consacré à un phénomène très répandu au 19e siècle puisqu’il affecte tous les échelons de la société.
L’ouvrage, publié en 1843, au moment où l’auteur, déjà célèbre, passe du théâtre à la production romanesque, aborde le sujet non sous l’angle de la littérature, mais de la science. Pour ce faire, Dumas reprend dans ses grandes lignes le traité du médecin hygiéniste français Parent-Duchâtelet—De la prostitution dans la ville de Paris, qui fit beaucoup de bruit lors de sa parution en 1836—, et divise les marchandes de plaisir en trois classes distinctes et ascendantes : les filles publiques, proches de la pègre, qui racolent aux environs du Palais Royal, sur les boulevards ou dans les maisons closesu2009; les grisettes ou lorettes, établies dans l’actuel 19e arrondissement, autour desquelles gravite une clientèle plus bourgeoise et bohèmeu2009; enfin les demi-mondaines, qui recrutent leurs riches protecteurs parmi les princes du sang et les barons de la finance, s’affichent à l’opéra et au théâtre et vivent dans de somptueux hôtels particuliers où elles reçoivent l’élite intellectuelle et artistique de leur temps.
Cette rapide exploration des bas-fonds de la société parisienne, agrémentée d’anecdotes et de digressions historiques visant à étoffer les froides statistiques du docteur Parent-Duchâtelet, est l’œuvre d’un vulgarisateur de talent qui popularise la science comme il popularisera plus tard l’histoire de France. Il en résulte un panorama bigarré dans lequel Dumas dévoile à ses lecteurs un univers parallèle et obscur, qui a ses lois, ses coutumes, son langage et ses hiérarchies sociales. L’objectivité scientifique à laquelle prétend l’auteur se double toutefois d’une forte curiosité fantasmatique. S’il a l’œil du sociologue et de l’anthropologue, son regard reste celui de l’homme du monde et du libertin qui ne voit en ces femmes qu’il dissèque d’une plume acérée que les spécimens d’une espèce exotique, mais pas tout à fait humaine.
C’est en réaction à cette désinvolture, typique pour l’époque, qu’Alexandre Dumas fils composa sa Dame aux camélias. Le roman, publié en 1848, puis porté à la scène en 1852, rendait un vibrant hommage à la « courtisane au grand cœur ». La Traviata de Verdi, créé le 6 mars 1853 à Venise, acheva de lui donner ses lettres de noblesse, scellant à jamais la postérité de son emblématique héroïne. [Sources : Charles Bernheimer, Figures of Ill Repute (Harvard University Press, 1989); Shannon Bell, Reading, Writing, and Rewriting the Prostitute Body (Indiana University Press, 1994); Virginia Rounding, Grandes Horizontales (Bloomsbury 2003).]
Ecrite en 1842, l'étude Filles, Lorettes, et Courtisanes est une commande qu'Alexandre Dumas a exécuté " si difficile et surtout si scabreuse qu'elle fit. " L'écrivain a puisé sa documentation dans De la prostitution dans la ville de Paris, le grand ouvrage d'Alexandre Parent-Duchâtelet, et en a appelé " aux lumières de quelques-uns de ses amis, forts savants sur la matière ".
L'expérience de Dumas dans ce domaine de l'amour vénal, aura aussi été favorable à son texte, et c'est à une manière de reportage dans le Paris licencieux du temps de Charles X, puis de Louis-Philippe, qu'il nous invite.
Avec lui, nous découvrons les lieux, la vie et les usages de la prostitution parisienne de l'époque. Au passage, la fantaisie du conteur l'emporte parfois sur la morale du document, et dans la partie consacrée aux Lorettes comme dans celle dédiée aux Courtisanes, l'auteur rassemble histoires légères et faits amusants, afin de distraire plutôt que d'analyser.
Il y a beaucoup d'humour et de charme mêlés ici pour traiter des femmes publiques contemporaines de Dumas, tout comme des grandes hétaïres du passé, et l'on y sent une vraie fascination pour son objet. Ainsi. les prostituées semblent autant de créatures mythiques propres à faire fantasmer l'écrivain et à entraîner son imaginaire.