55 de fièvre
La ville avait la fièvre. Une fièvre qui suintait de sueur chaude, qui tordait les intestins et brûlait les poitrines. Georges réprima un frisson. Sa bouche était sèche et sa langue tannée comme un vieux cuir, son visage tuméfié se brouillait de barbe naissante, ses membres lui faisaient toujours mal. Il lâcha le cou de la fille. La tête tomba sur les deux seins, les bras balancèrent, les genoux fléchirent et le cadavre bascula en avant.
Casablanca, au Maroc, le 14 juillet 1955. Après sa période militaire, le jeune Manu est de retour dans sa ville natale. Européen, il ne méprise nullement les Arabes, à l’inverse d’une large partie de ses congénères installés dans ce pays. Il regrette même d’être incapable de parler leur langue. Il est conscient que le Maroc marche vers son indépendance. Manu va bien vite retrouver ses amis à Casa, comme Scooter, Ferton ou Émile Gonzalès – qui est devenu agent de police depuis peu. Surtout, il va revoir sa petite amie Gin. Âgée de dix-neuf ans, Ginette Garcia est une très jolie fille, plus sérieuse qu’il n’y paraît. Manu apprend qu’elle vient d’être agressée, violentée et violée, la nuit précédente. Il semble que l’acte soit le fait d’une bande de Marocains. Après avoir été soignée par une sorcière locale compétente, Gin a été hospitalisée, souffrant d’une amnésie provisoire. Manu va illico prendre de ses nouvelles, se promettant de se venger sans pitié des coupables. En réalité, la jeune fille a été victime de Georges Bellanger, vingt ans. C’est le fils d’une notabilité de Casablanca, le docteur Hélène Bellanger. Cette dernière possède une clinique huppée dans cette ville. Georges est un jeune dragueur lourdingue, ayant peu de succès auprès des femmes. Gin et lui avaient passé la soirée ensemble dans une fête, avant qu’il subisse un nouvel échec en tentant d’aller plus loin. Il l'a frappée, violée, puis s’est forgé un vague alibi. Quand il se fait rosser et voler sa belle Buick, il invente une version fausse pour sa mère. Peu importe qu’elle le croit vraiment : Hélène Bellanger fait immédiatement jouer ses relations pour que les autorités désignent des agresseurs arabes. Ce qui ne déplaît pas à l’inspecteur Jean Schumacher, le plus haineux flic du commissariat. Émile Gonzalès est bien obligé d’obéir à ses ordres, même s’il n’a rien contre les Marocains. La population d’Européens est très vite informée de cette version de l’agression de Gin. Ginette Garcia a été transférée à la clinique du docteur Hélène Bellanger. Un bon moyen pour la mère de Georges de maintenir la jeune fille dans un état semi-comateux, afin qu’elle ne retrouve pas la mémoire. Si Mme Bellanger pense tout maîtriser dans son petit univers, elle se trompe. Car Bouchaïb, son principal infirmier, ne se contente pas de lui voler du matériel médical : c’est un activiste de l’indépendance du Maroc, qui n’hésitera pas à commettre un attentat le moment venu. Tandis que la pression monte chez les Européens de Casablanca, des émeutes débutant dans les rues, Manu obtient des témoignages sur l’agression de Gin. Il n’est pas du tout convaincu que les coupables soient des Arabes. Sans la moindre preuve, l’inspecteur Schumacher est sûr de tenir le violeur marocain de Gin, bientôt arrêté et maltraité. Ce n’est pas son supérieur, qui entend bénéficier des relations d’Hélène Bellanger, qui l’empêchera d’exploiter cette piste. Que ce roman de Tito Topin ait été récompensé par le Prix Mystère de la critique 1984, ce n’est que justice. L’éditeur de La Manufacture de Livres a mille fois raison de donner une nouvelle vie à cet ouvrage. Par delà l’intrigue criminelle, l’auteur – lui-même originaire de Casablanca – utilise un contexte historique certainement oublié : les prémices de l’indépendance du Maroc, la tension chez les coloniaux européens, les attentats montrant la détermination des autochtones. À travers le personnage de Georges, "fils-à-maman" se considérant avec morgue au-dessus des Arabes et même des autres Européens, c’est l’illustration de la classe dirigeante d’alors au Maroc dont Tito Topin dresse le portrait. Il existait par ailleurs une population plus ordinaire, tels Manu et ses amis, ne partageant pas les mêmes valeurs – sans être forcément proches des Marocains arabes. Ce fut le troisième titre de Tito Topin, très habile à décrire l’ambiance d’alors. Mais il s’agit avant tout d’un roman noir mouvementé et eÎllemment construit. Les péripéties se succèdent à bon rythme, ne faiblissant jamais en intensité. Si l’agent de police inexpérimenté Gonzalès offre quelque peu l’occasion de sourire, la tonalité est à l’action avec sa violence induite. On éprouve autant d’empathie pour la victime et pour le jeune Manu que d’aversion envers le hautain Georges, menteur protégé, ou le policier raciste Schumacher. Un polar noir de premier ordre, à l’évidence.