Un sang d'encre
Celui qui pense avec l'œil", dit Régis Debray d'André Malraux. Si le journaliste pense - ce sont des choses qui arrivent - c'est aussi avec son œuil.
Ceux qu'on appelait naguère les primitifs allument leurs feux, dit-on, en frottant l'une contre l'autre deux pièces de bois. Ainsi prend feu le journaliste, en se frottant sur la vie des autres, leur empruntant chaleur et éclat.
qu'est-ce donc, dites vous, que ces hommes-reflets qui n'existent qu'en fonction du malheur ou du talent d'autrui, qui ne vivent que de catastrophes empruntées et de bonheur dérobés? On sait portant depuis Cocteau, que les miroirs sont fait pour réfléchir.
Le Journaliste regarde ailleurs. Quand le poète explore, à coups de mots, l'espace du dedans, le journaliste balaie, à coups de phrases, l'espace du dehors. Son univers est à la cantonade. Il est celui des autres. Dérisoire s'il est absent, encombrant s'il est présent, il lui faut s'intercaler entre l'arbre et l'écorce, entre chair et peau, entre la vie et son écho.
Irresponsable, ce reflet? Non. Responsable constant de ce qu'il voit, de pourquoi il le voit. De ce qu'il écrit, de comment il l'écrit. Du pronunciamento colombien au coup d'état marocain, il lui faut rendre compte sans faute, et rendre des comptes sans trêve. parce qu'il a reçu - de qui? - le droit de regard, tous ont des droits sur lui. En voici encore un qui rend des comptes. Un peu moins de trente ans de reportages, d'analyses, d'éditoriaux, de campagnes, cela fait combien d'erreurs? Combien cela peut-il représenter de fautes et d'omissions, de surestimations, de balourdises et de faux pronostics? Combien aussi de découvertes et de rencontres brûlantes, de personnages et d'espoirs qui survivent.
N'aurait-on servi qu'à faire croire un jour à un prisonnier vietnamien ramassant par hasard dans le couloir de sa prison à Saïgon une coupure de journal, que son combat n'est pas tout à fait solitaire, cela valait la peine de se faire, trente année durant, un sang d'encre.