La roue du malheur
La Roue du malheur de De Quincey forme avec Justice sanglante (publié dans la même collection en mai 1995) comme un diptyque. C’est selon Grevel Lindop, l’éditeur anglais des Œuvres complètes de De Quincey, l’une de ses plus brillantes réussites, où est portée à son paroxysme cette “hantise d’une menace” si propre à l’opiomane anglais, pour reprendre le diagnostic de Pierre Leyris. Ici c’est la fatalité, l’idée d’un engrenage irréversible, d’une force écrasante à laquelle les protagonistes ne sauraient se soustraire car la mécanique sociale et judiciaire préfigure l’absurdité kafkaïenne avec cette roue du malheur. Si ce récit nous bouleverse tant, c’est sans doute parce que De Quincey anticipe l’intuition d’Edgar Poe selon laquelle “La mort d’une belle femme est incontestablement le plus poétique sujet du monde”, la poésie se muant ici en drame du fait même de l’innocence d’Agnès. À un exposé théorique sur les vanités et la fragilité du monde, des choses et des êtres, De Quincey fait succéder un cas pratique où l’agneau – comme l’avait prédit une voyante au début du récit – va être sacrifié. L’innocence, la culpabilité ; le bonheur, le malheur ; la liberté, le destin – tels sont les pôles entre lesquels les héros du récit sont ballottés : “Il est des cas, et ils ne sont pas rares, où une seule semaine, un seul jour, une seule heure, balaie tous les vestiges et les jalons d’une félicité mémorable ; où la ruine se propage plus vite que les averses sur le flanc des montagnes […] ; où “c’était” et “ce n’est plus” sont des mots prononcés par la même personne à la même minute ; où le soleil, qui à midi éclairait un univers stable et prospère, découvre, bien avant le crépuscule, un naufrage absolu…” Avant Poe et son Nevermore (Jamais plus) du Corbeau, De Quincey insiste sur la fulgurance de la chute et fait de son narrateur l’une des plus belles figures de la mélancolie romantique.