Ce qui nous arrive n'arrive qu'à nous, mais ce que nous pensons, nous sommes rarement seuls à le penser. Au fond des idées qui nous effleurent, ou des croyances qui nous habitent, retentit une rumeur de marée et moins de quant-à-soi que ne le voudrait notre amour-propre. Singulières, les biographies, collectives, les mentalités. Aussi le film d'une pensée, plus qu'un film d'action, peut en recouper bien d'autres.

Un franc-tireur qui fait son chemin à travers l'air du temps, ne lui en déplaise, fait un voyage en groupe. Ma génération a eu le privilège d'avoir vu mourir un monde et en naître un nouveau.

Nous avons vu, en fondu enchaîné, la transition d'une religion séculière de l'Histoire à un culte religieux de la nature, d'une société qui se cachait la mort à une autre, la même, qui doit s'en accommoder, mais aussi de la lettre sous enveloppe au tweet sur écran, du campagnard au périurbain, de l'éminence de l'écrit à la préséance des images, de l'esprit de conquête au principe de précaution, d'une France républicaine à une France américaine, de l'Europe espérance à l'Europe-fantôme, d'un gouvernement du peuple au gouvernement des Juges et des Experts, du classement par le mérite au quota par sexe, de la domination masculine à une dominante féminine, d'un moment où la politique était presque tout et l'économie peu de choses à un autre où l'économie est tout et la politique presque rien.

Cette traversée des âges, chacun l'a faite à sa façon, avec son angle de vue, sous l'influence de tel ou tel milieu de vie. En ce qui me concerne, je dirai d'abord ce que m'ont appris l'École, la prison, le forum, l'État et enfin une prise de congé. Chaque traversée a un terminus. J'en profiterai donc pour indiquer succinctement les hypothèses auxquelles je fus conduit sur les trois sujets qui m'ont inquiété tout au long du voyage.

Comment faire du commun avec de la diversité ? Mystère du politique. Comment transmettre de siècle en siècle ? Mystère des civilisations. Pourquoi doit-on croire par-delà tout savoir ? Mystère du religieux. Se rassembler, se prolonger, se dépasser: autant d'énigmes qui n'ont pas d'âge mais sont plus que jamais du nôtre.

Les philosophes ont la chance d’avoir Minerve pour déesse protectrice. Sa chouette prend son vol au crépuscule. Heureuse coïncidence, c’est là où j’en suis. Ce volatile, juste avant la nuit, nous prête sa vue plongeante sur l’enfilade des hasards qui nous a fait grandir. On peut alors rembobiner le film et discerner comme une courbe reliant nos saisons l’une à l’autre. Pardon pour l’outrecuidance mais il m’a semblé que la parabole d’un ' intellectuel ' français, ayant connu plus d’un pays et quelques écarts de conduite, pouvait, comme un document parmi d’autres, contribuer à la cartographie d’une époque très bousculée et encore un peu floue. Régis Debray

Régis Debray