Système des contradictions économiqu... T1 - Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère
Système des contradictions économiqu... - T1
Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère
406 pages
Introduction de l'édition de 1846
Avant que j’entre dans la matière qui fait l’objet de ces nouveaux mémoires, j’ai besoin de rendre compte d’une hypothèse qui paraîtra sans doute étrange, mais sans laquelle il m’est impossible d’aller en avant et d’être compris : je veux parler de l’hypothèse d’un dieu. Supposer Dieu, dira-t-on, c’est le nier. Pourquoi ne l’affirmez-vous pas ? Est-ce ma faute si la foi à la divinité est devenue une opinion suspecte ? Si le simple soupçon d’un être suprême est déjà noté comme la marque d’un esprit faible, et si, de toutes les utopies philosophiques, c’est la seule que le monde ne souffre plus ? Est-ce ma faute si l’hypocrisie et l’imbécillité se cachent partout sous cette sainte étiquette ? Qu’un docteur suppose dans l’univers une force inconnue entraînant les soleils et les atomes, et faisant mouvoir toute la machine, chez lui cette supposition, tout à fait gratuite, n’a rien que de naturel ; elle est accueillie, encouragée : témoin l’attraction, hypothèse qu’on ne vérifiera jamais, et qui cependant fait la gloire de l’inventeur. Mais lorsque, pour expliquer le cours des affaires humaines, je suppose, avec toute la réserve imaginable, l’intervention d’un dieu, je suis sûr de révolter la gravité scientifique et d’offenser les oreilles sévères : tant notre piété a merveilleusement discrédité la providence, tant le charlatanisme de toute robe opère de jongleries au moyen de ce dogme ou de cette fiction. J’ai vu les théistes de mon temps, et le blasphème a erré sur mes lèvres ; j’ai considéré la foi du peuple, de ce peuple que Brydaine appelait le meilleur ami de Dieu, et j’ai frémi de la négation qui allait m’échapper. Tourmenté de sentiments contraires, j’ai fait appel à la raison ; et c’est cette raison qui, parmi tant d’oppositions dogmatiques, me commande aujourd’hui l’hypothèse. Le dogmatisme « à priori », s’appliquant à Dieu, est demeuré stérile : qui sait où l’hypothèse à son tour nous conduira ?... je dirai donc comment, étudiant dans le silence de mon cœur et loin de toute considération humaine, le mystère des révolutions sociales, Dieu, le grand inconnu, est devenu pour moi une hypothèse, je veux dire un instrument dialectique nécessaire.