Le séjour à Kinosaki suivi de Le crime de Han
Je n'ai jamais entendu utiliser à propos de Shiga Naoya, notait l'écrivain japonais Ito Sei, le terme de classique bien qu'il définisse assez e¬tement, me semble-t-il, la nature de son œuvre. Mais de prime abord le trait le plus frappant de sa création est plutôt l'extraordinaire acuité de sa sensibilité. (...) De nombreux écrivains contemporains présentent un type de sensibilité qui les apparente au caméléon. Ceux qui possèdent une perception réellement aiguë me semblent extrêmement rares. (...) C'est pourquoi l'eÎptionnelle finesse de perception d'un Shiga Naoya ne peut manquer de frapper le lecteur. Que Shiga Naoya contemple un arc-en-ciel et la moindre de ses irisations reste à jamais gravée dans son regard. Assurément, un tel type de sensibilité nous place dans une perspective singulière." (Ito Sei).
Les oeuvres complètes de Shiga Naoya ont été publiées en quatorze volumes par les éditions fwanami (Skiga Nac.rn Zenslur, Tokyo, 1973). Elles présentent successivement les nouvelles, le roman Anya koro, les essais, des ébauches, le Journal, enfin des entretiens et allocutions. Les deux nouvelles ainsi que les hommages à Shiga Naoya ici publiés ont été choisis et traduits du japonais par Pascal Hervieu et Alain Gouvret. Écrite à la suite d'un grave accident qui l'avait mené en convalescence aux sources de Kinosaki, la nouvelle Le séjour à Kinosaki (Kinosaki mite) a paru pour la première fois en mai 1918 dans la revue Shirakaba. Shiga Naoya avait donné pour titre à une première version de cette nouvelle La vie (Inochi). Ce texte, essentiel pour la compréhension de son univers, est aujourd'hui l'une de ses œuvres les plus fameuses. Le séjour à Kinosaki est ici accompagné d'une autre nouvelle qui lui est très étroitement liée, Le crime de Han (Han no hanzai). Ce texte a lui aussi été publié dans la revue Shirakaba, en octobre 1913.
Fils d'un riche industriel, élevé chez ses grands-parents à Tokyo dès l'âge de 2 ans, il fit ses études primaires et secondaires à l'École des nobles, et entra à l'Université de Tokyo (1906), où il entreprit des études de littérature anglaise, puis de littérature japonaise. Déterminé, malgré l'opposition de son père, à s'engager dans une carrière littéraire, il se joignit à d'anciens condisciples de l'École des nobles (dont Mushanokoji, Arishima et Satomi) pour fonder la revue Shirakaba (1910), mensuel qui joua un rôle décisif dans la vie littéraire et artistique jusqu'en 1923. Il y publia ses premières nouvelles : Jusqu'à Abashiri (1910), le Rasoir (1910), Seibei et les calebasses (1913) et le Crime de Han (1913). Le conflit avec son père, décrit dans son récit autobiographique, Otsu Junkichi (1912), le conduisit à rompre brutalement avec sa famille, et à mener pendant plusieurs années une vie errante. Cependant, au cours d'un séjour de convalescence après un accident de train dont il faillit mourir (1913), il entra dans une nouvelle étape de sa vie qui lui permit de vivre en harmonie avec son destin, son environnement et la nature, expérience décrite dans son chef-d'œuvre, À Kinosaki (1917), et fut suivie par la réconciliation avec son père (Réconciliation, 1917). Tout cela se cristallise dans son vaste roman autobiographique : la Route dans les ténèbres (1921-1937). Écrivain profondément personnel, doué d'une grande concision et de pénétration psychologique, il sut porter le genre de la nouvelle à un niveau alors inégalé de perfection formelle. Retenons aussi Akanishi Kakita (1917) ; le Petit Commis et son dieu (1918) ; Kuniko (1927) ; la Lune grise (1946).