Le regard de midi
Je suis arrivé dans cette ville de trente mille habitants à proximité de la ligne de démarcation entre le Sud et le Nord en plein milieu de la nuit. C'était la dernière rotation de l'autocar. Il avait dû déjà faire plusieurs navettes dans la journée tant il avait l'air d'un chameau fatigué, le chauffeur figurant sa bosse. Dans la cabine surchauffée, rôdait un mélange fétide d'odeurs diverses et variées. Nous étions six passagers dont quatre militaires de grades différents. Ces derniers, à voir leur triste mine, devaient regagner leur caserne en fin de permission. Aussitôt monté à bord, le caporal avait incliné le dossier de son siège et fermé les yeux tandis qu'un deuxième classe tirait du pain d'un sachet de cellophane qui bruissait sous ses doigts. Les deux autres fixaient l'obscurité à travers la vitre. Que pouvaient-ils bien apercevoir dans le noir ? Que voyaientils ? Parvenaient-ils seulement à identifier quelque chose ? Je ne doute pas qu'il y ait des choses intéressantes à voir dans l'obscurité. Le monde des ténèbres recèle des trésors cachés. Et s'il est obscur, c'est justement pour mieux les préserver. Mais leurs yeux semblaient ne fixer rien de précis. L'expression morose et butée que je lisais sur leur visage éveillait en moi une certaine inquiétude puisque je venais de m'embarquer pour la même destination.