Coeur de neige

Christian Bobin

Coeur de neige
30 pages
Popularité
Popularité du livre : faible
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Tacite, pour son plus grand malheur avait rencontré la femme de sa Vie. Tacite était un chat de gouttière au pelage noir et aux manières calmes - un peu trop calmes peut-être. La femme de sa vie s’appelait Brulhe. C’était une chatte angora qui, à l’époque de leur mariage, suivait des études d’architecture et depuis s’était installée à son compte dans un commerce de lingerie fine.

Brulhe était fraîche comme le vent du printemps, douce comme la nuit d’été, mais son cœur était comme la lune que l’on voit grandir et diminuer dans le ciel : un morceau de gruyère périodiquement rongé par les souris. Le cœur de Brulhe était fantasque. Comme la lune, il avait sa face aveugle. Tantôt ouvert tantôt fermé. Tacite naviguait sur ce cœur comme un marin perdu sur la haute mer, regardant avec angoisse les vagues immenses qui pouvaient d’une seconde à l’autre l’engloutir. Il s’était renseigné, Tacite. Il avait regardé autour de lui : il comprit bien vite que ce qu’il vivait de si extraordinaire n’était rien d’autre que cette vie que l’on appelle « vie conjugale », Curieux mélange de solitude et de confort. Tantôt les anges avec leurs flûtes, tantôt les diables avec leurs pétards. Tantôt la lumière, tantôt l’ombre, et même plus souvent l’ombre que la lumière : cela allait si loin que souvent, alors que Tacite lisait son journal dans la salle à manger, Bruîhe, en sortant de cette pièce, éteignait la lumière comme s’il n’y avait jamais eu qu’elle seule dans la maison. Cela n’en finira jamais, soupirait Tacite, lissant ses moustaches dans le noir et retrouvant un souvenir particulièrement sombre de son enfance.

Ses parents étaient des gens modestes. Son père travaillait comme magasinier dans une quincaillerie tenue par un éléphant. Sa mère faisait des ménages chez un huissier, le descendant d’une grande famille de dromadaires. Le chômage les avait atteints tous les deux le même mois de la même année. Tacite avait alors onze ans. Le quincaillier fit faillite en vendant des couteaux dont les manches, se désolidarisant d’avec les lames, envoyèrent plusieurs clients à l’hôpital, qui pour une main, qui pour un pied. L’huissier avait une si grande passion du jeu qu’il perdit toute sa fortune en misant trois jours sur un numéro qui ne sortit à la roulette que dans les rares instants où il s’absentait du casino pour manger ou dormir. Il ne lui resta plus qu’à s’envoyer à lui-même une lettre recommandée, entrer dans sa maison suivi d’un serrurier et d’un commissaire de police, faire une liste de ses biens et organiser une vente aux enchères pour rembourser ses dettes — mettant un point d’honneur à exercer une dernière fois son travail d’huissier et assistant, désolé, au départ de ses meubles et de sa collection de tabatières anglaises, il dut renvoyer sa femme de ménage : il n’y a guère besoin de mettre de l’ordre dans une maison vide. Et le quincaillier, en larmes, ferma le rideau de fer rouillé de sa boutique.

Les parents se retrouvaient sans emploi. C’était une époque où — cela semble aujourd’hui incroyable — l’argent était le seul signe incontesté de vie. Ceux qui, n’ayant plus de. travail, n’avaient plus d’argent étaient considérés comme morts et traités comme tels. Un mort, comme chacun sait. cela n’a pas besoin de se divertir, de se nourrir et encore moins de s’éclairer. Ne payant plus les factures d’électricité les parents de Tacite durent se passer de lumière. Tacite, qui était en sixième, s’installa pour faire ses devoirs dans la cage d’escalier de son immeuble, appuyant sur la minuterie et écrivant entre deux interruptions de lumière. Il passa ainsi l’année entière. « Travail honnête mais manque de soin : certaines phrases s’achèvent sans ponctuation et parfois même au beau milieu d’un mot. Soignez votre écriture. » Soignez votre écriture : cette phrase rouge sang en marge de ses bulletins, Tacite la lut des dizaines de fois jusqu’à ce qu’un travail trouvé par la mère ramène la lumière, et un faible sourire aux lèvres du père à la maison.

Tacite franchit brillamment les étapes suivantes de sa scolarité. Titulaire d’un bac C, il suivit des études d’ingénieur et fut engagé dans une centrale nucléaire. C’est avec ce travail qu’il rencontra Brulhe, sœur d’un collègue. Et c’est avec ce mariage qu’il retrouva l’alternance du jour et de la nuit, de la lumière et de l’ombre. On peut fort bien vivre une vie que l’on ne vit pas. On peut, indéfiniment supporter ce que l’on ne supporte plus. Les années passèrent. Les périodes où Tacite était abandonné dans le noir, au plus profond d’un fauteuil devinrent de plus en plus longues. Brulhe, après avoir éteint toutes les lumières, sortait faire des courses et ne revenait qu’après plusieurs heures, à chaque fois surprise. réellement surprise, de découvrir son petit homme immobile dans le noir, méditatif et silencieux.

Il y eut un jour où Brulhe ne revint pas de courses. Rien ne distingua ce jour de la pleine nuit. Le jour suivant fut aussi rempli de ténèbres, et toute la suite d

Livres de l'auteur : Christian Bobin