Astoria
On oublie souvent qu'avant l'or, la vraie richesse de l'Ouest fut la forêt source d'un commerce de la fourrure qui faisait vivre tout un peuple de trappeurs (franco-canadiens pour la plupart, avec quelques pintes de sang iroquois pour faire bonne mesure), tout un peuple de négociants aussi, entre Montréal, New York, Londres et Hambourg. Parmi eux, un petit immigré de souche allemande, John Jacob Astor, eut l'idée d'étendre ce trafic au Pacifique (les Chinois de Canton étaient grands amateurs de peaux de loutre), rêva d'instaurer un Empire des Fourrures de l'autre côté des Rocheuses avec Astoria pour capitale, manqua de peu son rêve, et finit malgré cela dans la peau du premier multimillionnaire en dollars de la jeune Amérique. Bizarrement, ce téméraire à qui tout réussissait n'était fier de rien tant que de son échec d'Astoria : parce qu'il devinait que par-delà l'aventure de ces hommes qu'il avait conduits pour rien au bout du monde se dessinait le destin d'une grande nation; parce qu'il savait, surtout, que la conquête d'un monopole commercial n'est que poursuite du vent si on la compare à cette autre conquête : celle d'une terre de songe qui porte en elle toutes les promesses du futur. Et comme il n'oubliait pas le prix de la souffrance de ces gens qui avaient bravé pour lui les rapides de la Columbia, la solitude glacée des montagnes, la flèche des Indiens embusqués les vagues du Pacifique - et leurs propres démons -, il résolut, quand tout fut fini, d'ériger une stèle qui rappelât le détail de leur incroyable voyage ; et d'en confier la rédaction à l'un des plus grands écrivains de l'époque - Washington Irving. Ce dernier, fasciné par le matériau qu'on lui offrait (plusieurs milliers de pages de notes prises sur le vif), tint si bien la gageure qu'il en fit un livre que beaucoup considèrent comme son chef d'oeuvre - inventant au passage, entre réalisme brutal et légende un genre promis à l'avenir que l'on sait : le western.