Pour personne
Écrit par Cédric Demangeot dans un sentiment de déroute successif à la composition de ses deux premiers recueils de poèmes, Désert natal (1998) et Figures du refus (1999), ce livre, ne serait-ce que par sa forme, occupe dans son œuvre une place à part, qui est toutefois moins celle d’un écart que d’une matrice. Un auteur encore jeune quoique déjà rompu, dans tous les sens du terme, au métier poétique, résout ici expressément de se distancier du poème pour repartir sur une voie contraire. Cette voie est celle du récit, ou plutôt de l’anti-récit, dans la veine de la «u2009trilogieu2009» de Samuel Beckett. Anti-poésie, anti-récitu2009: choix d’une passe étroite, par conséquent, dans lequel distinguent déjà l’âpre exigence, l’amer et acharné dénuement de moyens qui marquent l’œuvre de Cédric Demangeot. L’ouvrage se divise en deux parties de ton et de forme bien distincts, qui se prolongent toutefois l’une l’autre pour former une sorte de ruban de Möbius. Dans la première, un narrateur à la première personne, se désignant comme le «u2009scribe de serviceu2009», s’efforce d’entamer un récit en se privant avec méthode de tout moyen conventionnel, à commencer par le protagonisteu2009: celui-ci sera tour à tour un chien, un nain, un rat et un arbre. Ce travail de sape, procédant, avec une dérision impitoyable, par soubresauts «u2009de piège en piègeu2009», aboutit néanmoins à l’invention de jean personne, figure humaine qui, à défaut d’une identité, reçoit peu à peu une certaine consistance textuelle. Parvenu en ce point, le «u2009scribeu2009» s’efface, et c’est alors la seconde partie du livre : le journal de jean personne. Finalement «u2009capable d’amour et de poèmeu2009», celui-ci, avatar douteux et partiel de l’auteur, inapte, marginal, en proie à un vertige douloureux mais souvent cocasse qui affecte son rapport au monde extérieur aussi bien qu’à lui-même, chemine à son tour d’accidents en perplexités, de rencontres en découvertes, de réflexions en révélations. La phrase finale renvoie alors explicitement le lecteur au commencement du livre – non sans lui faire prendre la mesure du pas gagné. Car, partant d’un vœu de pauvreté qui semblait le condamner à un jeu formel volontairement stérile, à une écriture irrémédiablement rentrée, le livre, sans rien en rabattre de son exigence initiale, s’est agrandi par l’intérieur aux proportions d’un cheminement, d’une vie, d’un dehors, d’un ailleurs et d’une altérité. On admirera ainsi l’étonnante cohésion d’un ouvrage qui prend à tout moment le risque de se disperser : monologue, portrait, journal, lettre, pensée, humeur, maxime, anecdote, pastiche, mais aussi poèmeu2009: la prose ferme de Demangeot maintient ensemble cette profusion sans rien lui retirer de sa vertu galvanisante ni de son humour de coq-à-l’âne, à la fois tragique et jubilatoire.
Ces aventures formelles, ces essais en terrain inconnu permettent un constat qui survient vers la fin du livreu2009: «u2009Je crois que la poésie a libéré ma langue de l’intérieur. Mais puisqu’elle s’enlise aujourd’hui dans cette intériorité pure dont elle a dégagé l’espace, il lui faudrait peut-être maintenant, diastole après systole, gagner sa liberté au dehors – et découvrir en l’extérieur un second infini.u2009»
PRÉSENTATION PAR L’AUTEUR
"Je passe cinq ans à tisser et tailler, vers à vers, fourmi, mes deux premiers livres de poèmes. Je ne me refuse aucun outil pour ce travail obscur. Je veux m’improviser sans qualités pour disposer de toutes. Et tout ce dont je dispose – l’attirail poétique divers de ces cent cinquante dernières années – est bon à prendre pourvu qu’il serve à ma tâche têtue : écrire, récrire le poème de la nuit que je traverse et qui me rompt ; le poème de ma pensée – informe et douloureuse –, de mon corps – scindé et douloureux – et recommencer. Mais tout mon outillage me fait par trop poète et bientôt m’empêche. Toujours les mots des autres : le dit oraculaire, les trappes syntaxiques, chevilles classiques et fissures modernes, poésie pure, degré zéro, voyant voyou et xétéra.
Aujourd’hui la sauce ne prend plus. Je n’en peux plus de ce travail et de ces confitures. Le poème ne croit plus en lui-même – il exècre son ingrédient. Or en poésie si l’acte d’écriture, d’ouverture par l’écriture, cesse d’être sa propre fin, il ne s’exécute plus. So ciao poetry. Une étrangère indifférente, presque du jour au lendemain. Comment ces jérémiades… ? Alors j’erre. Je ne sais plus écrire. Il me faut tout reprendre de zéro, ou plutôt continuer d’oublier ce que je sais – toutes ces saloperies qu’on m’a fait savoir de force et qui me plombent. Pour donner matière, corps à ce travail de sape, je tente dans le noir, à tâtons, une prose monologuée de cent pages. Dont je ne sais que faire une fois sortie et qui me laisse à nouveau bras ballants – bon à rien.
Ainsi s’accomplit un itinéraire poétique et s’ouvre une nouvelle perspective, porteuse, comme on sait, pour l’œuvre de l’auteur".