Mythologiques 3 : L'origine des manières de table
Après Le cru et le cuit et Du miel aux cendres, Lévi-Strauss explore ici la morale des mythes. Mastiquer bruyamment est, pour notre civilisation, un signe certain de vulgarité, voire de bestialité. En récompensant tantôt le héros qui mâche avec bruit, tantôt celui qui mange silencieusement, en lui servant tantôt de la viande grillée, tantôt des tripes bouillies, les mythes de l'Amérique ne montrent pas seulement la relativité des manières de table : ils révèlent que celles-ci constituent de véritables systèmes, qui associent choix des aliments et des condiments, préparations et recettes, modes de cuisson et conduites à tenir pendant les repas. Or ces systèmes ne peuvent être isolés ; loin de former de simples ensembles de conventions arbitraires, ils s'articulent à tous les aspects de la vie en société : techniques et genres de vie, division et organisation sociale, règles du mariage et de l'échange, rites et coutumes, conceptions cosmologiques. Il n'est pas jusqu'aux modes de comptage et aux théories de la numération qui ne se révèlent solidaires de l'ordre culinaire. En traitant des prolongements naturels et culturels de la cuisine, ce troisième tome des Mythologiques poursuit donc l'itinéraire entamé par les deux précédents, mais il propose également un double déplacement. Géographique et ethnographique d'abord, car l'enquête commencée chez les Indiens du Brésil et de la Guyane finit par embrasser les mythes des Plaines de l'Amérique du Nord montrant ainsi que les mythes des deux Amériques forment un tout. Logique ensuite, car si les deux premiers tomes dévoilaient respectivement une logique des qualités et une logique des formes, celui-ci montre à l'?uvre dans les mythes une logique des propositions, qui articule non plus seulement des termes mais des relations entre les termes. Incidemment, ce passage de l'absolu au relatif révèle les ressorts de l'invention mythique et permet de saisir l'évolution qui conduit du mythe au roman. Au-delà de la rationalité et de la capacité philosophique de la pensée mythique déjà établies par les deux premiers volumes, c'est donc bien la morale des mythes que ce livre met au jour, mais une morale qui se définit moins comme un corps de règles arbitraires et aveuglément respectées que comme un savoir-vivre, refusant tout privilège à l'humanité et solidaire des spéculations les plus abstraites comme des nécessités biologiques, des réalités techniques comme des contraintes de l'environnement naturel.