La bouche d'ombre
Je n'ai pas d'yeux, et pourtant je vois. Je n'ai pas de langue, et pourtant je parle. Je n'ai pas de cervelle, et pourtant je pense. Je sais beaucoup de choses. Je sais tout.
Par exemple, je sais que le professeur retraité qui habite en face, dans cette maison blanche, de l'autre côté de la route, est un homme très malheureux, parce que sa femme va bientôt mourir. Comment je le sais ? Je le sais, voilà. Je sais tout.
Sa femme aussi, je la connais. C'est une grande malade. Personne ne sait quel genre de maladie elle a. Moi, je le sais. Je sais tout.
Et puis, il y a le monstre, caché quelque part, qui les guette. Personne ne sait qu'il est là. Moi, je le sais. Je sais tout. Je recèle en mes flancs des secrets profonds comme des abîmes.
Qui je suis ? Oh ! rien : un caprice de la nature, un trou, un vide, une gueule béante, une ouverture immense dans la falaise.
Je suis la « bouche d'ombre ».