J'ai grandi
Je pourrais évoquer tous les gris que j'aimais et qui ont disparu, aujourd'hui remplacés par d'ineptes couleurs éclatantes, le gris du costume de mon père lorsqu'il rentrait le soir du travail après avoir garé à l'entrée de l'impasse sa Simca grise immatriculée 26 CH 13 qui souriait de sa calandre dentée, le très beau gris des soirées d'hiver devant la télé en noir et blanc où un présentateur vêtu de gris succédait au gros ours de la nuit, tous les gris des photos de cette époque, et les différentes nuances grises du goudron de l'impasse, au fond de laquelle se tenait notre maison grise très vite sombre le soir, avec à l'intérieur une chambre en L obscure et sans fenêtre que j'aimais, c'est là que j'ai grandi. Des vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée, qu'une passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieues de la biographie traditionnelle. L'un et l'autre : l'auteur et son héros secret, le peintre et son modèle. Entre eux, un lien intime et fort. Entre le portrait d'un autre et l'autoportrait, où placer la frontière ? Les uns et les autres : aussi bien ceux qui ont occupé avec éclat le devant de la scène que ceux qui ne sont présents que sur notre scène intérieure, personnes ou lieux, visages oubliés, noms effacés, profils perdus.