De la part de la princesse morte T1 - D'Istanbul à Beyrouth
De la part de la princesse morte - T1
D'Istanbul à Beyrouth
415 pages
- L'oncle Hamid est mort ! L'oncle Hamid est mort !
Dans le hall de marbre blanc du palais d'Ortaköy éclairé de candélabres de cristal, une petite fille court : elle veut être la première à annoncer la bonne nouvelle à sa maman.
Dans sa hâte, elle manque renverser deux dames âgées, dont les coiffures - bandeaux de pierres précieuses ornés d'aigrette - témoignent de la fortune et du rang.
- Quelle insolente ! s'indigne l'une d'elles, tandis que sa compagne renchérit, furieuse : «Que voulez-vous ! La sultane la gâte outrageusement : c'est sa seule fille. Elle est ravissante, c'est entendu, mais je crains que plus tard elle n'ait des problèmes avec son époux... Elle devrait apprendre à se tenir : à sept ans on n'est plus une enfant, surtout lorsqu'on est princesse.»
Loin de s'inquiéter des doléances d'un hypothétique époux, la petite fille continue de courir. Tout essoufflée, elle atteint enfin la porte massive des appartements des femmes, le haremlik, gardé par deux eunuques soudanais coiffés d'un fez écarlate. Aujourd'hui il y a peu de visites et ils se sont assis pour converser plus à l'aise. À la vue de la «petite sultane», ils se lèvent précipitamment, entrouvrent le vantail de bronze et la saluent avec d'autant plus de respect qu'ils craignent qu'elle ne rapporte leur indolence. Mais la fillette a bien autre chose en tête ; sans leur accorder un regard, elle franchit le seuil, s'arrête un instant devant le miroir vénitien pour vérifier l'ordonnance de ses boucles rousses et de sa robe de soie bleue puis, satisfaite, elle pousse la portière de brocart et entre dans le petit salon où sa mère a coutume de se tenir en fin d'après-midi, après le bain.
Contrastant avec l'humidité des corridors, il règne dans la pièce une tiédeur bienfaisante entretenue par le brasero d'argent dont deux esclaves s'emploient à activer les braises. Étendue sur un divan, la sultane regarde la grande maîtresse du café verser cérémonieusement le liquide dans une tasse posée sur une coupelle incrustée d'émeraudes.
Saisie d'une bouffée d'orgueil, la fillette s'est immobilisée et contemple sa mère dans son long caftan. Dans le monde la sultane sacrifie à la mode européenne introduite à Istamboul dès la fin du XIXe siècle, mais chez elle, elle entend vivre «à la turque» ; ici plus de corsets, de manches gigot ou de jupes serrées, elle porte avec bonheur les robes traditionnelles dans lesquelles elle peut respirer sans entrave et s'étendre confortablement sur les sofas moelleux qui meublent les grandes salles du palais.
- Approchez, Selma sultane.