Mon livre surprise
1968-2008 : N'effacez pas nos traces
Quarante ans après Mai 1968, où elle allait, guitare à la main, chanter dans les usines en soutien aux ouvriers en grève, Dominique Grange fait paraître '1968... 2008, n'effacez pas nos traces !', un CD rassemblant à la fois certaines de ses chansons écrites à l'époque des événements, des titres inédits et deux chansons consacrées à la Commune de Paris. Tardi met en bande dessinée ces chansons.
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Les chansons ont toujours ponctué les soulèvements populaires, ces moments où l’égalité dans l’action vive submerge l’ordre établi, bouscule ou détruit les appareils de la doimination. On chante encore « La Carmagnole » comme pour susciter les foules parisiennes de 1792, « Le Temps des cerises » délivre encore, de la Commune, et la grandeur calme, et la mélancolie du désastre, le « Chant des partisans » nous murmure encore la fraternité des maquis de la dernière guerre mondiale. Ces chansons sont pour nous tellement confondues avec le retour, dans nos pensées et nos affects, du passé des émeutes et des révolutions, qu’elles sont comme anonymes, comme produites directement par la passion populaire en proie à sa puissance égalitaire neuve. Pourtant, elles ont été écrites et mises en musique par des personnes réelles et singulières.
Quel magnifique accord se fait là entre l’inspiration d’un seul et le torrent de l’Histoire !
Eh bien, Dominique Grange est un des noms de cet accord. Je puis en témoigner directement : dans les très belles chansons qui sont ici enregistrées et transmises, deux furent, dans le temps même de leur création, quand Mai 68 avait ouvert en France une splendide séquence de vie libre, de vie rouge, comme des hymnes du mouvement. Entendre aujourd’hui « Grève illimitée » et « Chacun de vous est concerné », c’est avoir la certitude non pas seulement de se souvenir de cette séquence, non pas seulement d’en reconnaître les thèmes et les idéaux, mais, par la flexion de la musique, par le bruissement des paroles, qui ressemble à celui d’une manifestation, sentir, éprouver ce que fut le plus intime de la détermination politique du moment. Au-delà des théories et des mots d’ordre, au-delà même des motifs claires de la conviction, les chansons de Dominique Grange plongent dans la zone obscure et puissante, dans cette sorte d’arrachement, qui fait exister en chacun l’énormité de la création collective. Oui, cette incorporation de chacun à ce qui est au-delà de lui, cette joie d’être acteur sur une scène où se joue le destin des idées vraies -l’égalité de tous, la figure ouvrière, la vilenie du Capital, la capacité d’action des collectifs…-, voilà ce que nous transmettent, intact, les chansons de Dominique Grange.
Le mélange subtil, qu’elle a toujours pratiqué, entre sa propre inspiration souveraine (concernant Mai 68 et ses suites, mais aussi des situations d’oppression et d’espérance, dont elle sait extraire la douloureuse poésie) et les chansons du passé, fait que Dominique Grange est à la fois celle qui a en-chanté les « années rouges » de notre jeunesse, et celle qui conserve et transmet toute une histoire populaire, dominée, souvent invisible, mais qui rayonne dans ses mots et sa voix.
C’est un des meilleurs anniversaires possibles de Mai 68, et de tout l’effort historique, interminable, inlassable, dans lequel s’inscrit ce soulèvement, que d’écouter Dominique Grange. C’est une force pour une essentielle fidélité : continuer ! oser lutter ! Comme le dit la chanson de Dominique, « ce n’est qu’un début, ce n’est qu’un début ! »
Alain Badiou